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OUR HISTORY

Une Alliance à l’épreuve du temps

La plus grande ONG culturelle

          En 1870, la France se relève de de la défaite dans un certain isolement diplomatique. En réponse à la Triple Alliance signée en 1882 entre l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, Paul Cambon, chef de cabinet de Jules Ferry et futur ambassadeur, associé à Pierre Foncin, géographe et enseignant, décide de créer une organisation dont l’objectif est de renforcer le rayonnement culturel de la France à l’étranger, notamment en diffusant l’esprit des Lumières dans le nouvel empire colonial. L’Alliance Française naît ainsi le 21 juillet 1883, au 215 du boulevard Saint-Germain à Paris. Son comité rassemble des personnalités aussi prestigieuses que Ferdinand de Lesseps, Louis Pasteur, Ernest Renan, Jules Verne ou Armand Colin. Son statut est associatif, laïque et apolitique. Son organisation adopte le droit local dans chacun des pays d’implantation. Sa mission se résume d’abord à “la propagation de la langue française dans les colonies et à l’étranger”. Ses fondateurs ne se doutaient guère que l’Alliance Française deviendrait ensuite l’ONG culturelle la plus importante au monde.
Leur première idée est donc d’opposer à la défaite militaire une riposte culturelle – un geste visionnaire qui inspirera tous les mouvements pacifistes d’un XXe siècle dévastateur. La seconde particularité consiste à créer une association non étatique pour diffuser une politique d’influence culturelle et éducative à l’étranger – un choix audacieux qui créera des relations à la fois tendues et prolifiques avec l’autorité publique. Enfin, “libres associations d’hommes libres”, les Alliances Françaises confient leur destinée à des étrangers francophiles – une subtilité qui facilitera la greffe.L’aventure indienne

          Cinq ans plus tard, le capitaine Martinet, tamoulophone et l’un des premiers indianistes, exporte l’idée en Inde: “En 1888, lorsque, après avoir pris ma retraite, je résolus de retourner dans l’Inde pour mon dictionnaire de l’Inde pour mon dictionnaire de Tamoul, l’Alliance Française m’a offert d’être son délégué […]. Aussitôt arrivé à Pondichéry, je me mis à l’oeuvre: j’ai fait une conférence pour l’Alliance, j’ai organisé des fêtes à son profit […].” Les efforts de Martinet portent aussitôt leurs fruits: lorsqu’il rentre en France deux ans plus tard, il a réussi à mobiliser 370 sociétaires et à mettre en place trois comités – à Mahé, Karikal et Pondichéry.
Le comité de l’Alliance Française en Inde est créé le 28 février 1889, rassemblant des personnalités françaises et indiennes. À Pondichéry, Martinet instaure des cours pour adultes et crée lui-même avec son épouse une école de jeunes filles indiennes, qu’il hébergera plusieurs mois à son propre domicile. La première distribution des prix de l’Alliance Française, qui se tient quelques jours avant son retour en France, rassemble: “une centaine d’hommes des cours d’adultes, 45 jeunes Indiennes de l’atelier de dentelle des soeurs de Saint-Joseph de Cluny et 150 Indiennes de l’école”. Mais cette belle réussite survivra-t-elle au départ de son inspirateur ?
Car l’Alliance Française ne fait pas l’unanimité au sein de la colonie. On s’inquiète en effet de possibles effets pervers. Des rumeurs de défiance, qui signent le réflexe paranoïaque d’une élite jalouse de ses privilèges, sont parvenues jusqu’à Martinet: “des dames de la ville prétendent que si on apprend le français aux indiennes, leurs bonnes liront toutes leurs lettres”. Plus intquiétant encore, la levée de boucliers de la Mission Catholique, qui parvient à empêcher, par ordre administratif, la création d’une école pour jeunes Indiennes, alors même qu’on a trouvé un local et recruté des institutrices. Voilà qui rappelle le prosélytisme et l’intolérance irresponsables des Jésuites qui au XVIIIe siècle faillirent vider Pondichéry de sa population indienne. Dans les comptoirs, le colon veut bien être républicain, mais point trop n’en faut. Ainsi, comme le juge David le rappelle en 1989 dans son article pour le centième anniversaire de l’Alliance Française de Pondichéry, “le décret du 1er février 1893 sur l’enseignement obligatoire pour les Européens, descendants Européens et Indiens renonçants promulgué par arrêté du 25 mars 1898, rendant l’enseignement obligatoire pour tous les enfants indiens ne fut même pas promulgué .” Et Martinet s’insurge en vain: “Il est réellement honteux qu’une population qui est française depuis plus de deux siècles et qui jouit du suffrage universel ne connaisse pas la langue de la mère-patrie qui lui a donné toutes les libertés.”
En l’absence de son inspirateur, l’Alliance Française de Pondichéry (AFP) fonctionne a minima. L’Annuaire des Établissements français en Inde de 1899 mentionne qu'”Elle subventionne l’enseignement du français dans les écoles privées et accorde des récompenses aux élèves des écoles publiques dont les connaissances en français lui ont été tout particulièrement signalées“. Cependant, le réseau s’étend: des comités se créent à Chandernagor, puis jusqu’à Madras en 1914. L’autorité française semble davantage conciliante, puisqu’elle octroie quelques subventions.

Le temps des guerres

          Lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale, l’émotion est si vive au comité parisien qu’il se mobilise sous la fougue inspirée de son président et conseiller d’État Jules Gauthier: “Pour nous, Français, membres de l’Alliance, jamais l’oeuvre qui nous est confiée, la propagation de la langue de France ne s’est jamais imposée plus grande et plus nécessaire. N’est-elle pas l’une des gloires les plus pures de la patrie, révélatrice du génie de nos penseurs, de nos poètes, de nos orateurs ?” À Pondichéry, Valmary, le président du comité, en profite pour lancer un vibrant appel à toutes les bonnes volontés, dans un style tout aussi patriotique:”À l’heure qu’il est surtout, quand la France subit l’assaut de la vague d’invasion la plus formidable qui ait déferlé sur sa frontière depuis les jours d’Attila ; quand les barbares conjugués s’efforcent par tous les moyens – même les plus inavouables – de l’effacer de la carte du monde, n’avons-nous pas le devoir de nous unir à ceux de ses enfants qui lui font là-bas un rempart de leur corps et lui prodiguent sans compter tout le sang de leurs veines, d’élever nos sentiments à la hauteur des leurs et de contribuer à l’oeuvre sublime pour laquelle ils se sacrifient dans la mesure de nos moyens ?”.
En 1940, l’AFP ne profite pas autant du sentiment national dans les colonies. Gaulliste de la première heure, Pondichéry se rallie à la France libre et prend ses distances avec la métropole. Les quelques écoles qu’elle avait créées dans des allées en périphéries sont récupérées par l’instruction publique. La victoire des Alliés sonnera l’heure de la réorganisation. Dans ce but, en 1946, le comité parisien envoie un délégué général en Inde. Emmanuel Adicéam annonce même une nouvelle mission, inspirée par des idées novatrices : “Au lieu de se consacrer à une propagation unilatérale en faveur de la culture française, nous avons pensé que l’Alliance Française devait aussi se donner pour tpache de faire connaître réciproquement à la France la culture, c’est-à-dire les langues, les littératures, les arts et les civilisations de l’Inde, en vue d’assurer ainsi un rapprochement de ces deux grands pays, la France et l’Inde […].” Cette idée de réciprocité contribuera à une vision plus égalitaire de la présence française à l’étranger. Mais cette initiative interculturelle dérangeait-elle en haut lieu ? L’inspecteur des colonies, en mission indienne à la même époque, objecte que l’Alliance Française entre en concurrence avec l’instruction publique. Le 8 avril 1947, Adicéam jette l’éponge en déclarant que “l’hostilité provoquée par l’actuelle politique extérieure et coloniale de la France détourne tout le monde de la culture française”. Le comité pondichérien se recroqueville et disparaît.
Paradoxalement, il faut attendre l’indépendance de l’Inde et le transfert des établissements français en 1954 pour que reprenne le cours de notre histoire. Nehru, le président de la jeune nation, souhaite maintenir “une fenêtre ouverte sur la France”. En 1957, deux initiatives se concurrencent, aiguillonnées par la menace de disparition totale. Sur le plan associatif, Les amis de la langue et de la culture françaises se mobilisent autour du notaire Tirouvarassin et du professeur et ancien député Saravane. D’autre part, le gouvernement français crée l’Institut français, qui se charge d’organiser conférences et cours au sein de sa section “Langue et Littérature françaises”. Cependant, le directeur de la section, également directeur du Lycée français, entre en conflit avec son autorité de tutelle. Comme pour sortir de l’impasse, le consul général Morel Francoz décide en 1957 de relancer une Alliance Française, mais limitée à des activités culturelles. Le nouveau comité est constitué l’année suivante. Et se voit bientôt confier, comme autrefois, les cours de langue – supervisés par un professeur détaché à plein temps par la France. Au cours des années, certaines dissensions se feront sentir entre le directeur des cours nommé, détendeur des fonds et redevable devant les autorités françaises, et le président élu, recevant les honneurs et assumant la responsabilité de toute initiative face aux sociétaires et au gouvernement indien.

Le défi de la maturité

          Forte d’un conseil d’administration issu de l’intelligentsia, qui choisit par conviction politique la nationalité indienne, l’Alliance ne cesse par la suite de croître. Des soutiens importants sont fournis par la France : en 1985, l’AFP dispose de trois détachés ; en 1993, elle héberge un délégué général pour l’Inde du Sud. Et les effectifs se montent à mille élèves différents chaque année.
L’influence tant rêvée par les créateurs de l’AFP est fortement liée au destin de la ville, qualifiée par quelques littérateurs de “belle endormie”. Jusque dans les années 1970, tandis que l’économie indienne se développe, que la diaspora française abonde, l’Alliance jouit d’une réelle influence. Mais au XXIe siècle, si Pondichéry conserve son aura de ville mythique et se maintient sur la nostalgie de ses vestiges, elle a fortement perdu de son rayonnement. Avec la disparition de ses traditionnelles activités économiques – et en dépit du développement croissant de l’ashram de Sri Aurobindo – l’essor économique indien se confine aux grandes villes. Et Pondichéry, reléguée au rang de 162e ville indienne, fait figure d’oubliée de l’essor national. Le tourisme européen qui faisait sa force est en baisse ; les visiteurs sont essentiellement indiens. Les gouvernements successifs qui morcellent leurs efforts, l’absence de vision à long terme n’arrangent rien.
Cette perte d’influence est également notable au sein même des conseils d’administration de l’AFP. Jusque dans les années 1990, juges et personnages influents de la ville se disputaient les sièges ; francophones de naissance, ils s’investissaient volontiers dans notre association. Peu à peu, cette diaspora s’est clairsemée et l’attrait de la position s’est amoindri, malgré une constante rénovation de nos statuts, qui imposent l’usage du français dans nos débats et une longue assiduité avant de pouvoir s’investir.

Les signes d’une renaissance

          La période 1996-2000 cumule les situations de crise : problèmes de gouvernance, incompréhension sur le rôle et les missions de chacun, difficultés entre direction et administration… Pourtant, une certaine rennaissance s’amorce à partir de 1999. Lettres de mission et autres contractualisations, ainsi que la récente instauration d’unne démarche qualité, ont le mérite de clarifier les malentendus passés, de mettre de l’ordre dans les conceptions et de remobiliser les personnels. La résolution heureuse d’un différent juridique qui empoisonnait la vie du conseil confirme ce nouveau départ.
Aujourd’hui, les signes d’encouragement se multiplient. Le nombre de membres indiens est en progression. La notoriété de l’AFP va grandissante au fil des manifestations culturelles et des résidences d’artistes. L’école est de plus en plus fréquentée, malgré une stagnation des inscriptions. Le nombre d’étudiants n’a cessé de croître ces dernières années, avec près de 2000 étudiants différents en 2013. Classée au 4e rang des Alliances indiennes, l’AFP occuperait en réalité le premier rang si l’on considérait le ratio du nombre d’étudiants par habitant.       Enfin, les infrastructures se modernisent : un nouvel auditorium verra bientôt le jour.
En dépit des vicissitudes, force est de reconnaître que l’Alliance Française de Pondichéry a su passer l’épreuve du temps, en assumant définitivement sa mission de représentation des cultures française et indienne. Le budget permettra-t-il toujours de continuer de front cours et manifestations culturelles ? Les institutions gouvernementales auront-elles toujoursà coeur de maintenir le partage des tâches avec notre association ? Nous souviendrons-nous des leçons du passé ? Le temps avance, les règles évoluent, les hommes changent. L’avenir est toujours à reconquérir.